Formes d’interventions dans l’espace public II
Dès la fin des années 80, l’artiste, théoricien et activiste espagnol Daniel García Andújar s’approprie de l’espace public –le physique et le virtuel– pour présenter ses projets. Sa démarche vise à provoquer chez le spectateur une réaction sur la démocratie, la politique, les technologies, la culture ou d’autres réalités qui nous entourent. García Andújar défend l’idée d’un espace public comme lieu pluriel, de voix multiples qui ont besoin de la discussion et même de la dispute pour se mettre d’accord sur les modes de vie et d’utilisation des espaces communs.
Introduction
Daniel García Andújar (Almoradí, Espagne, 1966) a été très souvent considéré comme l’un des pionniers du net-art en Espagne. Cependant, sa démarche va au-delà des pratiques artistiques sur Internet. L’artiste espagnol développe des projets assez complexes, en utilisant des techniques et des médiums très variés et différents. Il s’intéresse fondamentalement à une méthode de travail collectif -ses projets sont destinés davantage à un spectateur-utilisateur, pas au spectateur traditionnel. García Andújar se sert principalement des formats et de l’esthétique propre de la communication, particulièrement de la publicité, des médias et d’Internet. Son œuvre est une œuvre très politique. Ses projets font partie d’une vaste entreprise –toujours en cours– qui a pour objet le questionnement chez le spectateur de certaines réalités quotidiennes. Le terrain où García Andújar matérialise ses idées est l’espace public. Il s’approprie de cet espace comme artiste mais aussi comme activiste. On pourrait penser que ce cet intérêt qui lui a amené à inventer une sorte d’alter ego sous la forme d’entreprise fictive, Technologies To The People™ (créé en 1996). Sous le nom de cette compagnie, l’artiste mène des enquêtes sur des questions politiques, les média de masses ou le propre concept d’espace public.
Dans le catalogue de Sistema Operativo, la première exposition rétrospective consacrée à l’artiste au Musée Reina Sofía de Madrid en 2014, Iris Dressler dédie un texte à la manière dont l’artiste s’approprie de cet espace public. D’après l’analyse de Dressler, Andújar conçoit l’espace public comme scénario politique commun, où le mode de vivre doit être stipulé et fixé en passant par la dissension et la désobéissance.[1] García Andújar s’intéresse alors par un espace public comme lieu de dispute. En citant toujours à Iris Dressler : « […] Un espace public qui satisfasse à tous est toujours lié au contrôle, la manipulation, la corruption ou la commodité. Il faut lutter tous ensemble pour avoir droit à la ville, à la liberté d’expression, à la connaissance, à l’art, etc. »[2]. Dans ce sens, on pourrait rapprocher cette position avec celle du philosophe français Jacques Rancière, qui défend aussi le désaccord et la dissension comme éléments constitutifs du espace politique démocratique. L’un des enjeux de l’œuvre de Daniel García Andújar est donc la réflexion critique sur des promesses de cet espace public –démocratie, liberté, égalité, etc.– promesses qu’il réclame de façon véhémente. La méthode de García Andújar consiste fondamentalement à fournir au spectateur d’outils, de structures critiques pour qu’il y participe comme acteur actif dans la construction du commun. L’artiste intervient dans l’espace public réel et virtuel -Internet. A travers de la présentation de différents projets réalisés par Andújar dans l’espace public ce texte essayera d’analyser le concept d’espace public défendu par l’artiste ainsi que les résultats issus de ces actions.
ESTAMOS VIGILANDO. On vous surveille. 1994
Intervention collective à San Sebastián dans le cadre d’un atelier d’interventions publiques conduit par Antoni Muntadas. Daniel García Andújar et d’autres participants regroupés sous le nom de Grupo Bajamar, reprennent une stratégie publicitaire très commune dans les années 60, ils interviennent avec des messages tel que ESTAMOS VIGILANDO – On vous surveille ou OCUP DO – Occupé ou CERRADO – Fermé, écrits avec un râteau sur le sable de la plage et aussi dans les rues de la ville, avec une série d’autocollants disséminés sur le mobilière urbain.
Le plus intéressant de ces actions ce sont les réactions des baigneurs. Ils ont réagi aux messages en protestant contre l’action ou intervenant directement sur les messages pour les modifier. Ces utilisateurs de la plage se sont appropriés de l’intervention artistique mais pas de manière positive, ils se sont rebellés, ils ont présenté une résistance à l’action artistique car elle occupait sa place dans la plage.
SOY GITANO. Je suis gitan. 1992
Cette action a été réalisée à Valence. Elle révèle l’intérêt porté par l’artiste aux « autres », les exclus sociaux, les marginaux. Andújar ne veut pas être le porte-parole des minorités gitanes en Espagne, ce qu’il cherche est la subversion de la position des gitans. L’artiste distribue dans la rue des affiches où il écrit l’article 14 de la Constitution espagnole, écrit en caló –la langue des gitans de l’Espagne– : « Tous les espagnols sont égaux face à la loi, sans aucune discrimination en raison de race, de sexe, de religion, d’opinion ou d’autres conditions personnels ou sociales ». L’enjeu de cette action était la subversion, le changement des positions. Les seuls concernés par ce message étaient la une minorité, la gitane.
STREET ACCESS MACHINE™. 1996
La Street Access Machine™ a été l’une des premières campagnes publicitaires lancées par la compagnie fictive créé par García Andújar Technologies To The People™. Cette campagne promotionnait un objet fictif, la Street Access Machine, une terminal de payement pour que les sans-abri puissent accepter des donations par carte. Andújar développe un grand projet publicitaire avec un site web, des affiches, flyers et même avec une vidéo publicitaire.
Avec cette action l’artiste réalise une observation subversive de l’idée du potentiel créatif et démocratisateur de la technologie. Andújar présent la technologie de l’ordinateur comme une forme de capitalisme, car elle produit des hiérarchies sociales. Cet outil-parodie était vraiment créatif, démocratique et progressiste. L’artiste questionne les promesses démocratiques et d’égalité des médias et critique la volonté de contrôle qui se cachent derrière son apparente transparence. La question formulée par García Andújar avec cette parodie est, pourquoi les grandes compagnies ne s’intéressent pas au plus défavorisés ?
E-PROYECTOS. E- Projets. 2001
Ce projet a été aussi présenté sur l’espace public virtuel. Les e-projets commencent par le lancement de e-Valencia.org, une plateforme digitale qui permettait aux internautes de discuter sur les politiques culturelles de Valence, une sorte de forum de discussion pour les citoyens sur certains aspects de la ville. L’identité des participants était anonyme pour éviter tout risque. Ensuite, d’autres plateformes ont été ouvertes, comme e-Madrid.org, e-Barcelona.org ou e-Stuttgart.org. L’objectif fondamental de ce projet était de doter aux citadins d’un mécanisme de discussion politique ouvert à tous.
DEMOCRATICEMOS LA DEMOCRACIA. Démocratisons la démocratie. 2011
Action-performance créé par Technologies To The People™ et présentée dans plusieurs villes comme Barcelone ou Séoul. L’élément principal de ce projet est le slogan « Démocratisons la démocratie » écrit dans la langue locale dans des affiches jaunes qui se déploient dans l’espace urbain. L’image ci-dessous nous montre l’action réalisée à Barcelone, où une avionnette a survolé les plages de la ville portant une banderole avec le slogan. Cette action vise à attirer l’attention des citoyens sur la question de la démocratie et sur le pouvoir réel du citoyen dans les démocraties actuelles.
Conclusion
Comme on l’annonçait dans l’introduction, Daniel García Andújar intervient sur l’espace public –le physique et le virtuel– pour présenter ses projets artistiques au même temps que pour démontrer que ces espaces publics basculent entre liberté et contrôle. Ce que García Andújar cherche avec les projets ci-dessus présentés est la création d’un lieu de discussion, même de dispute, bref, de pluralité et de dialogue sur certains sujets comme les structures de pouvoir, les nouvelles technologies, les systèmes de surveillance et contrôle, etc. Il défend un espace public comme lieu de conflit. Pour avoir un espace public vraiment démocratique il faut de la dissension -comme dans ses projets On vous surveilleou les e-projets-, de la pluralité – comme c’est le cas de Je suis gitan ou de la Street Access Machine™, destinés aux minorités. Ce sont les conditions fondamentales d’existence du commun. Pour l’artiste espagnol un espace public qui satisfasse à tout le monde est toujours lié au contrôle.
*** Toutes les images publiées dans le présent article ont été empruntées du site web de l’artiste : https://danielandujar.org/
Sources.
- Daniel García Andújar : Sistema Operativo [Exposition Musée National Centre d’Art Reina Sofía, Madrid, 2014-2015]
- https://danielandujar.org/. Ce site web fonctionne comme archive de tous les projets de l’artiste mais aussi comme recueil de textes, articles, notices, coupures de presse, etc. sur sa démarche.
- http://www.rtve.es/alacarta/videos/metropolis/metropolis-daniel-garcia-andujar/3097498/. Émission monographique consacré à l’artiste.
[1] DRESSLER, Iris, « Democraticemos la democracia », Daniel García Andújar : Sistema Operativo [Exposition MNCARS, Madrid, 2015]. P. 60
[2] DRESSLER, Iris, « Democraticemos la democracia » op. cit.
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